67.
Françoise Petrossian ressemble étrangement à Carine Magnard. Lucrèce ne peut s’empêcher de songer que les deux associés ont choisi des femmes au physique très proche.
— Jimmy était obnubilé par la disparition de son principal client et ami : Tristan.
Lucrèce Nemrod l’encourage à poursuivre.
— Il m’avait dit qu’il croyait savoir pourquoi Tristan avait disparu, même s’il ignorait où et comment.
Selon lui, Tristan était obnubilé par l’origine des blagues. Il répétait sans cesse : « Un jour j’irai là où naissent les blagues. »
L’excitation allume le regard de Lucrèce Nemrod.
— Vous savez, poursuit Françoise Petrossian, toutes ces blagues qu’on entend, toutes les blagues anonymes. Tristan en utilisait beaucoup dans ses spectacles, mais il était conscient qu’elles avaient forcément des auteurs. Il avait l’impression d’être un voleur, un profiteur, juste parce qu’elles n’étaient pas protégées par des copyrights. Il disait que certaines blagues étaient beaucoup trop construites, astucieuses et mises en scène pour être nées spontanément. Il voulait donc les connaître, ces auteurs, ces créateurs…
La jeune journaliste scientifique se dit qu’en effet elle ne s’était jamais posée la question.
— Jimmy m’a dit : Tristan veut remonter une blague comme un saumon remonte une rivière pour trouver sa source.
— Et c’était quoi la blague qu’il a remontée ?
— Je ne m’en souviens plus, mais je crois me rappeler la première personne qu’il voulait rencontrer. C’était dans un café, un groupe d’amateurs de blagues se retrouvaient là régulièrement.
Une heure plus tard, Lucrèce Nemrod pénètre dans le café Le Rendez-Vous des Copains, dans le 5e arrondissement. C’est une vieille brasserie essentiellement fréquentée par des gens au poil grisonnant. D’un côté des joueurs de cartes, de l’autre des utilisateurs d’ordinateurs portables plongés dans la contemplation de leur écran. Plus quelques individus accoudés au zinc qui fixent leurs verres avec la même passion.
Le patron trône derrière le zinc, nœud papillon rouge et veinules violettes qui lui dessinent comme des toiles d’araignées sur les joues.
On l’interpelle régulièrement :
— Hep, Alphonse. Tu me remets la même chose !
— Alphonse, fonce, deux bières sans faux col pour la douze.
Une pancarte clame derrière lui : CEUX QUI BOIVENT POUR OUBLIER SONT PRIÉS DE PAYER D’AVANCE.
Entre deux services, ledit Alphonse discute avec un groupe de petits vieux qui semblent très enjoués.
Tout près d’eux, une autre inscription annonce : IL VAUT MIEUX MOBILISER SON INTELLIGENCE SUR DES CONNERIES QUE MOBILISER SA CONNERIE SUR DES CHOSES INTELLIGENTES.
Alphonse leur narre une histoire qu’ils écoutent tous avec gravité, en hochant la tête.
Puis tous s’esclaffent.
Alphonse resserre son nœud papillon et distribue des bières pression à l’assistance ravie.
— À moi ! À moi ! s’exclame un pochetron avec une casquette. J’en connais une bien bonne.
Lucrèce Nemrod attend patiemment la fatigue des papys, comme un artilleur guettant la fin du tir ennemi. Enfin, au bout d’une heure, intervient une sorte de pause. Le patron au nœud papillon, qui semble le chef d’orchestre de ce concert étrange, est seul et elle en profite pour le rejoindre.
Elle commande un whisky puis lui demande tout de go :
— Je fais une enquête sur une disparition. Avez-vous vu Tristan Magnard ?
— L’ancien comique ? Non. Je ne vois pas ce qu’il ferait ici…
Alors elle sort la photo que lui a confiée l’épouse du disparu.
— Ah ! c’est marrant, vous êtes sûre que c’est Tristan Magnard ? Parce que lui, je l’ai vu, c’était il y a trois ans. Il est venu ici, il s’est présenté comme un journaliste qui enquêtait sur les lieux conviviaux de Paris. Il avait une barbe.
— Il vous a parlé des blagues, n’est-ce pas ?
— Oui, il voulait savoir pourquoi ici c’était une sorte de gisement de bonnes blagues. Je lui ai expliqué que mes parents étaient déjà de joyeux drilles. Ils se sont rencontrés et aimés par les blagues. J’ai moi-même consacré ma vie à ce noble art : faire rire. Et les clients le savent.
Alphonse désigne des boîtes à chaussures alignées, et explique qu’il les range par « saison ». Chaque époque ayant sa « mode de blagues » particulière. Par exemple les blondes. Il ne peut s’empêcher d’en sortir une petite pour illustrer :
— « Comment appelle-t-on une blonde colorée en brune ? De l’intelligence artificielle. » Puis il y a eu la saison des lapins : « Vous savez ce que sent un pet de lapin ? La carotte. » Et aussi les Belges. « Vous savez à quoi on reconnaît un Belge dans une partouze ? C’est le seul qui vient avec sa femme. »
Lucrèce fait signe qu’elle crie grâce.
— Avant c’étaient les Écossais, les Hongrois, les juifs, les Arabes, les Yougoslaves, les Noirs.
— Les blagues racistes, quoi.
— Pas seulement, les extraterrestres aussi.
— On peut être raciste envers les extraterrestres ?…, questionne Lucrèce.
Alphonse exhibe les boîtes à chaussures qui se révèlent pleines de fiches numérotées.
— La spiritualité près des spiritueux, commente l’homme au nœud papillon.
— Et donc, Tristan Magnard est venu vous voir, grimé avec une barbe, en se faisant passer pour un journaliste. Et il vous a demandé quoi ?
— D’où je connaissais la blague du « présentateur de télévision ».
— Si je me souviens bien, cette blague est devenue le sketch qui a lancé Tristan, non ?
— En effet, maintenant que vous me le dites, c’est exactement ça. J’ai consulté ma « bibliothèque » de blagues sur la télévision, j’ai retrouvé le nom de celui qui me l’a racontée et je lui ai donné l’adresse. Allez, vous m’êtes sympathique. Vous voulez que je vous en raconte une bien bonne ?
Isidore a raison, l’humour peut devenir comme une forme d’ivrognerie au vin rouge. La mauvaise qualité donne la gueule de bois.
— Non, ça ira. Je me contenterai juste de l’adresse et du nom du type chez qui vous avez envoyé Tristan Magnard.
Alphonse affiche une moue de déception, mais se montre beau joueur.
Lucrèce Nemrod prend note, et se dit que la remontée « à la manière d’un saumon » risque d’être longue et pénible. Surtout si elle ne tombe que sur « des plaisantins » de cet acabit.